ZULMA CARRAUD, AMIE DE BALZAC :
DE LA FEMME PHILANTHROPE
A L'AUTEUR D'OUVRAGES D'EDUCATION
J'ai le plaisir de vous parler de Zulma Carraud, que beaucoup connaissent comme une amie de Balzac mais qu'assez peu ont découvert comme auteur d'historiettes pour les enfants. C'est précisément cette facette-là qui m'a interpellé, après que j'ai eu écrit un ouvrage sur l'œuvre de la comtesse de Ségur et c'est bien par le biais de notre célèbre aïeule conteuse (dont chacun garde en mémoire des représentations édulcorées et son esthétique de l'enfant modèle) que je me suis intéressée à l'œuvre d'une autre grand-mère, berrichonne, cette fois : Zulma Carraud.
Mais, pour contextualiser cette production de Mme Carraud (qui est avant tout, une œuvre éducative, didactique) et mieux en comprendre la genèse, la référence au milieu familial (perçu à travers un cadre idéologique) et une brève évocation de son parcours sont incontournables.
Dans quel milieu évolue Zulma Carraud (née le 24 mars 1796, à Issoudun) ?
Son père, Rémi Tourangin, s'implique dans le commerce de la mercerie et de la draperie. "Libre penseur", il a participé à la fondation de la loge maçonnique "Les Sectateurs de la Vertu". Il s'est enflammé pour la Révolution et a correspondu avec Necker. Après s'être attaché à l'Empire, il devient membre du Conseil municipal en 1804, adjoint en 1808. Il affiche sa conscience plébéienne et désapprouve la Restauration. Il avait d'ailleurs voulu faire inscrire sur son tombeau à Issoudun (dans sa propriété de Frapesle, plus précisément) : "Mes titres ? Plébéien. Ma vie ? J'ai traversé la Révolution avec zèle ; le remords ne m'a jamais atteint, ni l'avenir effrayé".
Sa mère, Françoise-Elisabeth Courant, est la fille d'un marchand de chevaux et la cousine germaine de son époux, Rémi Tourangin.
Il n'est pas évident de décrire ce que fut l'enfance de Zulma, dans la mesure où il manque par exemple, des informations sur la structure qui l'accueillit pour l'accomplissement de ses études : une structure ne pouvant qu'être supposée -sans preuve tangible- s'il est fait référence à un extrait de l'un de ses ouvrages (La servante d'autrefois) qui fait allusion à l'Institution des Dames de l'Union chrétienne d'Orléans.
Zulma Tourangin épouse à vingt ans -en 1816- son cousin germain : François-Michel Carraud. De quinze ans son aîné, il est né à Bourges où son père exerçait les fonctions de président au grenier à sel ; il est alors, capitaine au régiment d'Artillerie de Valence. Puis, il affecté, un an après son mariage, aux Forges de l'Ouest (à Alençon) dont il est sous-directeur avant d'être nommé en 1818, à l'Ecole militaire de Saint-Cyr où il assumera, trois ans plus tard, les fonctions de directeur des études. Cette nouvelle ville d'affectation qu'est Versailles, réactivera pour Zulma Carraud, des liens relationnels avec une amie d'enfance, Laure Balzac : liens d'amitié qui s'élargiront à la fréquentation du frère de Laure, en l'occurrence, Honoré… Primitivement rencontré par Zulma -pense-t-on- lors d'une distribution de prix au collège de Vendôme, Balzac aimait rendre visite au couple Carraud, à Saint-Cyr (espace d'écriture des premières pages de La peau de chagrin) : un antre d'échanges et de convivialité prisé par un cénacle de rescapés de Wagram et Waterloo, dont les évocations militaires suggéreront à l'écrivain, la rédaction du Colonel Chabert, Un ménage de garçons, Le médecin de campagne…
Après les tentatives d'aide infructueuse de Balzac pour secourir M. et Mme Carraud (angoissés par la destinée de Saint-Cyr, après les Journées de Juillet), une nouvelle affectation oblige François-Michel Carraud (dont les fonctions à Saint-Cyr ont été supprimées) à intégrer en 1831 et en qualité d'inspecteur, le site de la poudrerie d'Angoulême.
Zulma s'établit donc (à trente-quatre ans) à la Poudrerie, avec son époux et son fils Ivan, né quelque cinq ans plus tôt. Cependant, la jeune femme se morfond de cet isolement, exilée dans une ville provinciale et qui plus est, sur un site où plane le danger d'une mort latente.
Balzac séjourna, en fait, trois fois à la Poudrerie, y savourant l'exotisme des récits que lui contait le commissaire des poudres (M. Grand-Besançon), reflets même du mythique Extrême-Orient. Il choisit d'ailleurs Angoulême pour le démarrage et l'achèvement de l'action des Illusions perdues et écrit dans cet espace d'hospitalité que lui offre Zulma Carraud, sa nouvelle La femme abandonnée et les ultimes pages de Louis Lambert, La duchesse de Langeais. Balzac va y conjuguer travail et bien-être. Ainsi, pour parfaire l'agrément de son hôte, Zulma optera à son intention pour un thé exceptionnel qui infusera sur la table : elle profitera de la renommée des vaches et des pâturages de la poudrerie pour préparer la crème la plus délicate et veillera à l'entretien du volcaménia auprès duquel l'auteur travaille, enserré dans sa robe de chambre ceinte d'une cordelette à gland d'or.
Zulma Carraud peaufine en effet, la qualité d'accueil qu'elle réserve à cet homme dont l'œuvre la projette dans un univers mental et un épanouissement intellectuel qui la soustraient à un quotidien répétitif, voire claustral.
L'installation à Frapesle
Dès 1834 (l'année du départ en retraite du commandant Carraud), Zulma, son mari et ses deux enfants -le second, Yorik, étant né le 29 octobre- s'établissent dans la propriété familiale de Frapesle.
L'attention portée à sa famille est dominante et renforce cette adynamie dont elle se plaint, un an après son installation. Evoquant Issoudun, elle dénonce amèrement ce cliché d'un désert culturel : "Nous sommes tombés dans un pays d'une aridité rare sous le rapport des idées", confie-t-elle à Balzac (dans une lettre du 3/8/1838). Rêver lui paraît la nécessité d'une existence qu'elle estime être incomplète (3/7/1838).
1837 et 1838 seront pour elle, des années difficiles. Elle est affectée par le décès d'une tante de 81 ans (mémoire de la famille), elle doit se séparer de son fils Ivan (pensionnaire à Versailles), trouve la gestion de la propriété, pesante. Elle est, d'autre part, soucieuse de la mauvaise santé de ses proches : la problématique convalescence de son mari (victime d'une épidémie que l'imaginaire collectif assimile au choléra et qui n'épargne pas son personnel), l'hydropisie de son fils, Yorik. Zulma Carraud estime que c'est "préluder" précocement à l'isolement qui "attend sa vieillesse". Elle a 41 ans et ne s'estime pas en assez bonne forme pour se déplacer en ville.
Balzac est cependant venu à Issoudun, en 1838 (une ville où il situa l'intrigue de La Rabouilleuse) et a séjourné à Frapesle (dont le nom l'inspira pour nommer un château fictif du Lys dans la Vallée). Mais, Zulma n'ignore pas l'ardente passion qu'il manifeste pour Mme de Castries : le doute semble même imprégner ses missives. "Je ne veux pas, je n'ai jamais voulu de cette amitié charmante que vous offrez aux femmes, qui, sous mille rapports, valent mieux que moi. Je prétends à un sentiment plus élevé", affirme Zulma, consciente que les passions amoureuses de Balzac sont éphémères.
Maurois note que Zulma Carraud aima Balzac. Bien que victime d'un certain désespoir, notre Issoldunoise va alléguer son statut d'épouse et de mère. Fidèle, elle ne s'est pas affranchie de l'autorité conjugale, à l'instar de Marie d'Agoult ou de George Sand. Elle a le sens du devoir et perçoit dans la notion de "famille", l'indispensable base -ciment de la société- garante de valeurs : un modèle d'éducation des femmes, héritage du discours de Mme de Maintenon. La femme au foyer maintient l'institution de l'honnêteté et de la bienséance. Mme Carraud va, d'autre part, désapprouver l'ambitieux opportunisme de Balzac, son indifférence au mal être des couches populaires. Cette amie fidèle (dont Balzac souligne la fiabilité sans faille) est l'incarnation, comme nous l'avons vu, de la bourgeoisie provinciale, républicaine. A priori voltairienne, elle est guidée par la philosophie du siècle des Lumières qui l'amène à promouvoir le Progrès.
Des quatre lettres que Balzac rédigera après son mariage, une sera destinée à Zulma et écrite en ces termes : "Nous sommes de si vieux amis que vous ne pouvez apprendre que de moi le dénouement heureux de ce grand et beau drame du cœur qui dure depuis seize ans. Donc, il y a trois jours, j'ai épousé la seule femme que j'ai aimée".
Les relations entre Mme Carraud et l'écrivain sont devenues moins denses et se sont métamorphosées en simples messages de sympathie. Des hypothèses ont été proposées pour tenter d'expliquer ces rapports plus distants ; elles s'ordonnent principalement autour de la passion de Balzac pour Mme Hanska, de son attirance pour le courant monarchique qui le fixait à Paris, des propos sans concession de Zulma…
En 1848 (deux ans avant le décès de Balzac), le couple Carraud vend la propriété de Frapesle pour se retirer à Nohant-en-Graçay (où résidait le frère de Zulma). Mme Carraud
sera, cependant, amenée à dispenser des soins à son mari, atteint d'une goutte inconfortable et de rhumatismes.
Elle se lancera à 56 ans, dans l'écriture d'histoires destinées à la jeunesse, publiant dix livres (rédigés entre 1852 et 1868), chez Hachette et la Bibliothèque Rose.
Une logique d'écriture inspirée d'une démarche philanthropique
A Nohant-en-Graçay, dépourvue d'école, de routes, Mme Carraud a planifié son temps entre l'amélioration des équipements communaux, l'enseignement de la lecture aux fillettes de Nohant pour qui elle écrivit une série d'historiettes à vocation d'apprentissage : une sensibilisation pouvant être mise en parallèle avec certaines options littéraires de Balzac.
L'approche conceptuelle que fit le couple Carraud d'une modernité de l'espace rural semble, en effet, avoir inspiré l'écriture balzacienne du roman Le Médecin de campagne. M. et Mme Carraud incarneront l'exemple même d'une typologie de notables bourgeois vecteurs de mutations sociales dont la finalité sera de gommer, par une ingérence d'ordre physiocratique ou dictée par un esprit néo-platonicien, les archaïsmes paysans : des acteurs de changement conjuguant à la fois, l'influence des théories saint-simonnistes et de la science positive pour se substituer à la défaillance du pouvoir étatique et des propriétaires fonciers. Sensibles à l'idéal de ce discours réformateur, les époux Carraud se référeront aux archétypes de ce dernier et modèleront leur engagement sur celui de cette bourgeoisie d'origine citadine (à laquelle ils appartiennent) qui souhaite s'immiscer, par son placé social, son mode de pensée idéologique et son pouvoir économique, dans un processus de modernisation des campagnes.
Des actions philanthropiques vont ainsi, contribuer à réformer la réalité misérabiliste d'une société rurale victime, dans le premier tiers du XIXème siècle, du paupérisme agricole : actions auxquelles se livrera Zulma Carraud, à travers la pratique d'un paternalisme perçu proche du comportement d'Henriette de Mortsauf, héroïne du Lys dans la Vallée. Avec son mari, Zulma adhérera -fidèle à cette logique- à la notion d'un paternalisme dit "binaire" qui concourra à estomper l'ancrage passéiste de Nohant : un paternalisme que certains auteurs qualifient de "technique" (aménagement de voiries…) et un paternalisme féminisé s'appuyant rituellement, par tradition d'ordre spirituel, sur le secours charitable aux nécessiteux et l'aide diligente aux êtres plus socialement fragilisés.
Zulma Carraud -qui abhorrait le recours aux "bonnes d'enfants"- s'est intéressée à l'éducation dont elle a mesuré toute l'importance, particulièrement en terme de conduites normatives, dès les premières années de l'enfance.
Zulma concrétisera cette passion, en s'adonnant à l'écriture d'histoires destinées à la jeunesse : une œuvre de grand-mère (surenchère de la mère) constituée de dix ouvrages dont l'un d'eux, Contes et Historiettes à l'usage des jeunes enfants, me paraît tout à fait significatif des signes tangibles de la volonté éducative de Mme Carraud.
Dans quel contexte socio-culturel publie Zulma Carraud ?
Elle rédige ses ouvrages à une époque qui projette un nouveau regard sur l'enfance.. En effet, pendant des siècles, l'enfant fut dépourvu de statut. Considéré tour à tour, comme in "objet" qui émeut, une contrainte puis un pourvoyeur économique non négligeable (dès qu'il eut l'âge de travailler), l'enfant ne fut pas perçu sous l'Ancien Régime, comme une personne requérant de l'attention. Aussi, n'est il pas surprenant que la littérature enfantine soit quasiment inexistante de la période médiévale au XIXème siècle (exceptées les œuvres de La Fontaine, Fénelon et Perrault…) : un espace temporel qui laisse peu de place aux recherches pédagogiques et aux apprentissages en matière de lecture et d'écriture.
Des multiples motifs (d'ordre économique, politico-social, scientifique, idéologique) à l'origine d'un remodelage du regard sur l'enfance, nous pouvons repérer l'influence du discours rousseauiste, les progrès scientifiques (diminuant le taux de mortalité infantile et métamorphosant l'enfant en un être reconnu dans son unicité), la promulgation de lois à vocation sociale (loi Guizot – projet Carnot, prémices des lois Ferry, en 1881) dynamisant le combat pour un enseignement à la fois, obligatoire et gratuit.
Si -comme nous l'avons vu- la littérature enfantine est pratiquement manquante dans cette séquence temps, la littérature dite "populaire" devient un genre émergeant, de 1835 au début du XXème siècle ; elle se décompose en récits ou en romans qualifiés "historiques", "judiciaires" (en référence au terme dix-neuviémiste), ou "sentimentaux". Parallèlement au rôle du journal dans l'archéologie de l'écriture populaire, la construction de la littérature pour enfants s'est appuyée sur la nécessité d'une production dichotomique, c'est-à-dire, à la fois, éducative et divertissante. Cependant, si le concept "plaisir" n'est pas occulté, les éléments déterminants de ce type de littérature restent instructifs, édifiants au point d'être imprégnés de religiosité.
Cette approche didactique est reconnue historiquement dictée, à cette époque-là, par la nécessité de pallier au manque institutionnel dans le champ de l'enseignement. L'école primaire réservée aux fillettes relève, en effet, d'une fondation impulsée par la loi Falloux du 15 mars 1850 ; elle tente (en dépit de ses dysfonctionnements) de combler le vide laissé depuis les années 1815, par un ordre scolaire non structuré et convoité. Dans ce contexte précis et défaillant, il apparaît que l'école rurale dépend, en ultime ressource, de notabilités locales, transcendées par la philosophie voltairienne (tel le couple Carraud) : des bourgeois libéraux, acteurs de croissance économique et qui -contournant les excès éventuels des dirigeants comme des universitaires, en matière d'enseignement- s'intéressent de façon pragmatique à l'instruction des enfants des couches populaires. La pratique de la lecture favorise certes, dans la seconde moitié du XIXème siècle, la connaissance de la détermination de comportements, l'acquisition d'un savoir-faire, d'un savoir-être, d'une morale qui se veut dorénavant laïcisée. Pourtant et, comme le déplore Agricole Perdiguier, la référence environnementale narrative proposée à l'enfant dit "du peuple" se positionne aux antipodes de son cadre de vie.
Soucieuse de cette réalité, Zulma Carraud va donc écrire ses livres pour les enfants : des livres éducatifs et distrayants qui tiennent compte de cette méconnaissance des références. Ainsi, La Petite Jeanne ou le Devoir (primé en 1853, par le Prix Montyon) est défini comme un récit pensé dans l'esprit des "économies domestiques" mais s'avère axé sur les mœurs villageoises ; Contes et historiettes à l'usage des enfants n'intègre pas d'horizons spatial et temporel inconnus des enfants ruraux dont l'expérience quotidienne reste centrée sur leur terroir et les territoires de proximité. Pourtant, si cette dernière fiction n'a pour décor qu'une seule unité de lieu, elle permet la découverte de la langue des institutions (le Français académique) : un élément de base des livres d'apprentissage de la lecture pour une sensibilisation à l'univers sociétal, singularisée par la maîtrise du passage de la culture populaire (encore dialectique et patoisante) à la culture classique.
Comme dans les récits de la comtesse de Ségur (pourtant conteuse légitimiste, d'origine sociale différente et visant une cible de lecteurs relativement élitiste), les textes de Contes et historiettes prétendent à éduquer. Zulma Carraud y vante un certain nombre de qualités que l'on recommande aussi dans l'œuvre ségurienne :
-la bonté,
-la prudence,
-l'obligeance,
-la complaisance,
-la douceur,
antonyme de l'état colérique (estimé synonyme d'opposition à l'ordre imposé par les disciplines sociale et éducative qui conditionnent à la docilité, à la subordination). Héritage des conceptions de Rousseau (qui élève en Sophie, la conscience de soumission et l'aptitude à l'affection pour la prédisposer à son rôle d'épouse et mère), la douceur est le fruit d'un modelage normatif de l'esprit de l'enfant.
Elle dénonce la gourmandise.
La convoitise de Marianne est blâmée comme l'a été celle de Sophie (dans Les Malheurs de Sophie) pour avoir mangé en cachette les fruits confits et vidé le pot de crème fraîche. Ainsi, la gourmandise est considérée comme un défaut qui entraîne souvent les enfants à dire des mensonges et s'abandonner au vol : le père de Marianne l'a sanctionnée pour ces faits, plusieurs fois. Il faut toutefois souligner que la gourmandise est dans la littérature bourgeoise dix-neuviémiste, un péché a priori féminin : un constat dont l'explication est justifiée par le fait que les garçons étaient destinés à s'immiscer dans une vie publique dont la réussite passait conventionnellement par le partage de repas d'affaires à fonction sociale.
Zulma Carraud proscrit également la paresse.
Elle prône le culte du travail pour les garçons (force productive) et prépare la fillette, par l'apprentissage et l'acquisition de pratiques, à son futur rôle de gardienne d'une institution (la famille) dont elle est le vecteur. La Petite Jeanne et le Devoir en est l'exemple même : fragmentée en quatre périodes ("Enfance de Jeanne", "Jeanne en service", "Jeanne épouse et mère", "Jeanne veuve"), cette production fait la promotion d'une vie honnête et construite sur les atouts du travail.
Elle déplore la coquetterie, privilégiant l'humilité et l'extrême propreté.
Le péché d'orgueil distancie (dans le discours religieux) de la pratique des actes modestes et de la conscience de sa déficience, de ses imperfections, donc, de la circonspection, voire de la soumission. Indexé dans les historiettes dont on parle, l'orgueil féminin est aussi le reflet d'un mode de pensée du XIXème siècle qui le considère comme un facteur de danger potentiel pour l'ordre social : un ordre établi sur la légitimation du principe d'égalité identitaire. Elle brosse la fillette de Nohant (actrice de l'une des historiettes), "très propre, très rangée" : "une grande qualité", dit-elle, "pour une femme". "Elle raccommode ses habits elle-même et n'y laisse jamais la moindre déchirure (…). Elle paraît mieux habillée", écrit Zulma, "que les autres petites filles du bourg qui ont plus souvent qu'elle, des robes neuves".
Zulma Carraud préconise :
- la solidarité
Dieu bénit le petit enfant qui fait bien sa prière et la fillette, aînée d'une famille paupérisée, qui est, affirme Zulma, une "bonne petite maman" pour ses petits frères.
L'évocation de cette solidarité sous-tend l'idée de "secours mutuel", fondé sur l'assurance d'une fraternité affective pérennisée et rappelle la notion conceptuelle d'enseignement mutuel. Dans une historiette, Jeannot fait réciter tout haut, phrase par phrase, les leçons à son camarade Louiset, jusqu'à ce qu'il les sût. Louiset n'étant plus puni, prit goût à l'étude et devint un bon écolier, à l'image de son camarade Jeannot.
Emergé en Angleterre, l'enseignement mutuel s'appuie sur un schéma très particulier, s'inscrivant dans un rapport de proximité avec le message de l'amie de Balzac : le maître enseigne à des élèves (les moniteurs) plus exercés que les autres et qui, sous sa surveillance, transfèrent leurs connaissances acquises à leurs condisciples classés en niveaux. Réprimé par les monarchistes et le clergé pour le risque de déséquilibrer la relation au pouvoir, ce système d'enseignement semble donc avoir inspiré l'orientation pédagogique de Mme Carraud.
-le discernement
Les historiettes de notre auteur berrichon insistent aussi sur la notion de discernement, impliquant la notion d'âge de raison.
Zulma relate l'enfermement d'un jeune garçon, une journée dans sa chambre. La pédagogie est ici marquée par la nécessité du rachat de la faute commise, comme dans l'œuvre de la comtesse de Ségur ; la punition est, en effet, semblable à celle en vigueur dans Les Malheurs de Sophie : l'isolement dans la chambre (l'équivalent du cabinet de pénitence). Ici, comme dans l'œuvre ségurienne, le fait de reclure l'enfant a pour but l'amendement de ce dernier.
Fixé à sept ans au XVIIème siècle, l'âge de raison -décrypté comme la transition rituelle entre une exclusive éducation familiale et une formation partagée avec l'Eglise ou l'école- correspond concrètement, à un clivage social reposant sur des comportements différentiels "filles/garçons".
Dans la production de Zulma Carraud, la conception littéraire n'est pas seulement réduite à une conformation de style et à la contexture. Sur le plan sociologique de la "réception des œuvres", elle semble devoir être perçue en priorité, comme un matériau emblématique. Cette écriture symbolique s'appuie sur le principe même des représentations servant une approche à la fois, ethnographique et visionnaire de l'éducation.
Ce sont des historiettes dont l'esthétique lie de façon fusionnelle, éducation et éthique. Ce sont essentiellement des ouvrages d'apprentissage de la lecture centrés sur le mode du récit (conjugué à des références platoniciennes et à la transmission de valeurs idéologiques) : des contenus visant le devenir d'une cible juvénile et populaire. L'enfant est ainsi incité à s'identifier aux pratiques de héros fictifs, dictées par la morale et assujetties à un contrôle social normatif : l'appropriation d'un contenu aboutissant à une forme d'enchantement décelé puisé dans la logique des discours romantiques et positivistes.
L'œuvre de Zulma Carraud est imprégné de l'héritage des Lumières qui est ici, marié avec l'imaginaire romanesque pour favoriser l'ancrage d'une projection populaire dans la sphère d'un univers utopique, porteur de sens.
Isabelle PAPIEAU